L’histoire de la typographie est étroitement liée à l’évolution de son support. De l’apparition de l’écriture cunéiforme dessinée au calame, aux premiers caractères typographiques latins, on ne peut dissocier la forme du caractère de l’outil utilisé et de son support. Vous aurez énormément de mal à dessiner de l’Arial avec un bout de roseau, c’est un fait ! Avant de pouvoir évoquer l’émoji, il faudra donc attendre l’apparition de la sculpture, l’invention de l’imprimerie, de la sérigraphie, et même… de l’ordinateur !
L’histoire de la typographie est également liée à son histoire politique. Lorsque vous souhaitez bâtir un royaume ou un empire, il vous faut une typographie forte, sachez-le ! (Pensez-y la prochaine fois que vous prévoyez de bâtir un empire :-)). Le Trajan fut ainsi la typographie de l’Empire romain, le Grandjean celle de Louis XIV, tandis que le Clarendon et le Rockwell illustrèrent la révolution industrielle… On retrouve tout cela dans la célèbre classification Vox (1).
Pour apprendre de manière ludique sur le sujet, je vous conseille L‘ABCD de la Typographie par David Rault (2).
Difficile de raconter l’histoire du Smiley (“frimousse” en français !). Représenter un visage souriant, c’est presque aussi vieux que le monde (la preuve ci-dessous avec ce masque datant du Néolithique, soit environ de 7000 av. J.-C). Cette représentation va traverser les âges et évoluer. Celle qui nous intéresse ici est ronde sur fond jaune. Et devinez quoi ? Elle ne vient pas de Forest Gump !
La version la plus connue du Smiley reste en effet celle du visage jaune doté d’un sourire et de deux points pour représenter les yeux.
Elle a été inventée par Harvey Ball en 1963 pour une société d’assurance américaine dans le cadre d’une campagne interne visant améliorer le moral des employés.
Ball n’ayant jamais essayé de promouvoir ou de protéger cette image, celle-ci a migré dans le domaine public avant qu’une procédure visant à la protéger ne puisse être entreprise. Ball n’a jamais profité financièrement de cette image, à l’exception de sa paye initiale de …45 $. Quelle triste ironie pour l’homme qui dessina le plus célèbre des sourires !
Apparu en premier dans la langue anglaise (emoticon), le terme “émoticône” résulte quant à lui de la contraction des mots « émotion » et « icône », pour décrire un smiley typographique.
:-) :-( :-o :-I :-D 8-) X-) :-x :-s
C’est en 1649, dans un poème, qu’on aperçoit la toute première émoticône. On ignore cependant s’il s’agit d’une intention ou d’un accident (potentielle faute de frappe).
Plus tard, c’est Marcellin Jobard, lithographe belge d’origine française, qui, dans le journal Le Courrier Belge du 11 octobre 1841, utilise la première émoticône, pour figurer l’ironie.
S’en suivront de nombreux essais et balbutiements autour de l’utilisation de l’émoticône. Dans une interview du New York Times en date d’avril 1969, le journaliste Alden Whitman demande à l’écrivain Vladimir Nabokov : « Comment vous situez-vous parmi les écrivains et ceux du passé récent ? ». Réponse de Nabokov : « Je pense souvent qu’il devrait exister un signe typographique spécial pour exprimer un sourire – une sorte de marque concave, une parenthèse ronde couchée, que je puisse utiliser maintenant en réponse à votre question ».
Vous l’aurez compris, si le besoin existait, il fut longtemps peu assumé (souvent jugé trop puéril), ou peu revendiqué (accident ou sous-estimé). Il va falloir attendre l‘apparition de l’ASCII, et plus précisément de l’ASCII Art pour qu’il prenne de l’ampleur et surtout se popularise. Encore une fois, on voit que le support et la technologie utilisés sont indissociables de la typographie. Nous y reviendrons une dernière fois un peu plus loin .
L’ASCII Art consiste en la réalisation d’images exclusivement à l’aide des lettres et caractères spéciaux contenus dans la norme informatique de codage ASCII (3).
Nous avons à présent nos deux ingrédients pour faire notre soupe à l’émoji. Le terme est issu d’un jeu de mot japonais (絵文字 ou えもじ) qui signifie « image » (e) + « lettre » (moji). La ressemblance avec « émotion » est un jeu de mot interculturel.
émoticône : avec des caractères : – )
émoji : une illustration 😃
Les premiers émojis apparaissent en 1997 dans une banque japonaise qui souhaite alors améliorer ses moyens de communication et se démarquer de la concurrence. Un jeu de départ répertoriant 172 émojis est alors créé.
Vingt ans plus tard, en 2017, le terme émoji rentrait dans Le Petit Robert et en 2018 on relevait plus de 2 823 émojis codifiés en Unicode !
Aujourd’hui, des sites répertorient et suivent l’évolution de la bibliothèque de caractères 👉 https://emojipedia.org/ ou https://getemoji.com/
Aujourd’hui, plus d’un Japonais sur deux utilise un émoji dans ses messages et 4,6 % des messages que nous échangeons sur internet à l’échelle mondiale contiennent un émoji. Pour vous aider à vous représenter sa fréquence d’utilisation, voici un site qui retrace l’utilisation de chacun des caractères en temps réel sur Twitter. Son expansion est aussi rapide qu’universelle.
Désormais présent sur tous les outils de chat, l’émoji va même jusqu’à se faire suggérer par des fonctions d’auto-complete. Vous avez donc maintenant le choix d’utiliser un mot et de l’illustrer par un émoji ou simplement de le remplacer par son émoji. De quoi aider ou convaincre les utilisateurs novices ou récalcitrants, tout en se popularisant encore davantage !
Il est intéressant de replacer l’émoji dans un contexte d’écriture. Cette dernière a longtemps été réservée à une élite éduquée, sa codification la rendant magique, inaccessible ou encore sacrée. Des peintures paléolithiques aux hiéroglyphes, de l’écriture à la plume en monastère aux poètes romantiques, elle ne s’est toujours adressée qu’aux érudits. Le profane ne pouvant quant à lui atteindre les moyens de communication lui permettant d’accéder à la pensée profonde.
L’émoji renverse totalement cet ordre : issu de la culture populaire, il devient rapidement viral. Mieux encore, il traverse les langues et les frontières. Réservé lors de sa création à un usage de ponctuation, il devient aujourd’hui un véritable moyen d’expression ! Pour exemple, en 2013 Fred Benenson a entièrement traduit avec des émojis le livre Moby Dick, qu’il a alors rebaptisé Emoji Dick. 🐳
Derrière chaque émoji se cache une idée simple. Mais la combinaison d’émojis peut exprimer quelque chose de plus complexe. Pour ceux qui ne peuvent être remplacés par combinaison, comment faire ? Avoir son propre émoji aujourd’hui, c’est pouvoir exister. La Bretagne réclame ainsi un émoji représentant son drapeau pour pouvoir l’arborer fièrement dans une conversation. La Guadeloupe et la Martinique ont déjà le leur. Quant à la Corse, elle envisage maintenant de payer 52 800 euros pour promouvoir la création d’un émoji corsica…
Il est intéressant de constater que l’actualité soulève son lot d’émojis pour pouvoir communiquer plus simplement auprès d’un plus large public. Lors du début du mouvement Black Lives Matter, les émojis les plus utilisés ont été répertoriés, le point noir levé se situant bien évidemment en tête du classement (4).
L’émoji séduit et prend de plus en plus de place. Sa portée est telle que chaque année des milliers de demandes sont adressées au consortium Unicode qui statue sur l’entrée ou la sortie des émojis (5). Les GAFAM, BATX et fabricants de smartphones appliquent ensuite la régulation dans leurs tables. Pour y entrer, Unicode statue sur l’universalité et l’intérêt du message illustré par l’émoji. Certains émojis ont ainsi su figer une idée dans le temps comme nous le démontre dans cette vidéo l’ergonome Amélie Boucher lorsqu’elle nous explique pourquoi dans la plupart des interfaces on utilise toujours une disquette pour signifier l’action d’enregistrer.
Il est par ailleurs important qu’il ne soit pas sujet à interprétation culturelle (et devienne alors une insulte dans un pays). En 2019, l’accent a été mis sur l’inclusion des personnes handicapées (6). Cette année l’inclusion porte davantage sur la transidentité.
Ce nouveau langage (novlangue) écrit s’annonce réellement très prometteur. Il est cependant aujourd’hui limité à des idées simples et ne peut pas encore exprimer de pensée complexe. Il est toutefois intéressant de voir qu’en l’espace de 20 ans, l’émoji a su se propager mondialement et se faire utiliser de tous, par tous les âges et toutes les catégories sociales. Nous pouvons donc lui souhaiter un bel avenir, avec l’espoir d’un jour tous nous comprendre ✌ 😉
(1) Classification Vox : https://fr.wikipedia.org/wiki/Classification_Vox-Atypi
(2) Rault David, (2018), ABCD de la typographie, Gallimard Jeunesse
(3) ASCII Art : https://fr.wikipedia.org/wiki/Art_ASCII
(4) https://blog.emojipedia.org/emojis-of-blacklivesmatter/
(5) https://www.journaldugeek.com/2020/01/30/nouveaux-emojis-2020/
(6) https://blog.hello-bokeh.fr/2020/07/23/des-emoji-accessibles/
Sources :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Émoji#Émoji_dans_la_culture_populaire
https://fr.wikipedia.org/wiki/Émoticône
https://fr.wikipedia.org/wiki/Smiley
https://imgur.com/r/gifs/tdkQPU3